Jeudi 15 mai, dans le cadre de Rennes au Pluriel, les Archives municipales et l’association l’Âge de la Tortue proposaient une table ronde autour de l’Encyclopédie des Migrants. Une occasion de replonger dans les origines du projet et comprendre la démarche des contributeurs.
par Isabelle Blot
Garder la mémoire sur l’apport de l’immigration dans l’histoire et l’évolution d’une cité. Faire entendre les voix étouffées des migrants. Dépeindre un visage plus humain de l’immigration en France. Tel a été l’objectif pour les Archives municipales de Rennes en acceptant d’accueillir dans ses linéaires les textes originaux de l’Encyclopédie des Migrants. Jeudi 15 mai, à l’occasion d’une table ronde autour de ce projet, intitulée “Co-construire un patrimoine pluriel”, Marie Penlaë des Archives Municipales a confié que par le passé l’immigration était principalement liée au travail, alors qu’aujourd’hui elle est principalement liée à des raisons politiques : dictature, terrorisme, guerre, conflits géopolitiques… Et les témoignages de quatre auteurs de l’Encyclopédie présents à cette soirée illustrent bien cette évolution.
En France pour “sauver sa peau”
Parmi eux, celui de Gabriela. Elle a quitté le Chili en 1983 pour des raisons politiques avec sa fille et Manuel, son mari. Lorsque Paloma lui a proposé d’écrire une lettre, elle a choisi de raconter de manière spontanée ce qu’elle ressentait à ce moment-là : la méfiance des gens à son égard, le sentiment d’impuissance pour communiquer et se faire comprendre et la désillusion à son arrivée. Elle nous a expliqué qu’elle ne pouvait pas s’exprimer et expliquer pourquoi elle était venue en France car elle ne savait pas encore parler français. Elle ressentait de l’hostilité de la part des gens. Mais elle, elle était venue pour “sauver sa peau” comme elle dit et celle de sa fille après 2 ans et demi de clandestinité au Chili. Sa lettre raconte donc la douleur de quitter son pays, d’être déracinée et d’arriver dans un pays libre… Libre mais où les gens sont méfiants avec ceux qu’ils ne connaissent pas et qu’ils ne
comprennent pas.

J’ai été marquée par son propos. Elle nous a dit que son arrivée en France a été difficile. La froideur des gens et de la météo n’aidait pas à se sentir bien, mais elle a compris qu’il y avait aussi le soleil qui pouvait réchauffer son cœur ici et qu’elle pouvait être heureuse à nouveau. Alors écrire l’a aidé à décompresser. Eh oui, écrire permet de se libérer de la pression. Écrire permet d’accueillir. Écrire est un acte libérateur et réparateur. Écrire est un acte de résilience. Gabriela a maintenant des racines en France par son histoire, par ses enfants, ses petits-enfants et tout simplement parce qu’elle y vit après s’y être adaptée pour pouvoir survivre et revivre. En effet, il faut prouver deux fois plus que l’on est capable pour être accepté par la société en France.
Ne pas rouvrir les plaies douloureuses du passé
Son mari Manuel Rios a quitté le Chili en 1983 à cause de la dictature de Pinochet et de la répression militaire. Au départ, il a dit non au projet car il ne voulait pas rouvrir les plaies douloureuses du passé et aussi car le regard posé sur les mots “migrant” et “métèque” avaient déjà une connotation dévalorisante à l’époque et c’est pire encore aujourd’hui. Il ne voulait ni être réduit ni être défini par ce mot. Il est Manuel Rios. Il raconte que les attentats de 2015, en France, lui ont rappelé la répression militaire au Chili à cause de cette omniprésence militaire en France durant cette période.
Manuel a fini par être convaincu par sa femme Gabriela et Paloma d’écrire une lettre. Il a choisi d’adresser sa lettre à son ami d’enfance. Le plus drôle c’est qu’elle est la plus longue de L’Encyclopédie des Migrants, et aussi l’une des plus marquantes.
Un texte très politique
Une lettre et un ciel gris à l’origine de l’Encyclopédie des Migrants Paloma, originaire d’Espagne, a écrit une lettre à sa grand-mère, Nicasia, en joignant une image de ce que représente la France pour elle : elle a choisi la photo d’un ciel gris. Sa lettre est à l’origine de L’Encyclopédie des Migrants. Cette idée lui a permis de se rapprocher des personnes qui avaient quitté leur pays d’origine, souvent pour des raisons politiques, afin de s’installer dans le pays de la Liberté et des Droits de l’Homme. Ainsi, elle en a rencontré une partie dans son quartier Le Blosne, des personnes dans la même situation qu’elle. Une autre partie s’est faite par l’intermédiaire d’associations venant en aide aux migrants, aux exilés, aux réfugiés, aux personnes qui recommencent une nouvelle vie dans un autre pays.
A chacune d’elles, elle propose d’écrire une lettre à un proche resté dans leur pays d’origine, pour raconter leur ressenti sur leur situation, tout en y ajoutant une image de ce que représente la France pour eux, ou une photo à l’image de leur vie en France. Les auteurs de ces lettres ont pu décidé, soit de l’envoyer à son destinataire, soit de la garder pour eux tout en la partageant au public dans L’Encyclopédie des Migrants.
Écrire pour des disparus répare
Marie-Léonie, quatrième auteure de la soirée à partager son histoire dans L’Encyclopédie des Migrants, est originaire de la République Démocratique du Congo. C’est une militante engagée dans le milieu associatif. Lorsque Paloma lui a proposé ce projet, elle a fui, car elle non plus ne voulait pas écrire de lettre, pour une raison simple : elle ne savait pas ce qu’elle pouvait écrire. A force de persévérance, Paloma finit par la convaincre d’accepter. Alors, elle décide d’écrire à sa mère, malheureusement décédée.

Elle était en France quand sa mère est décédée et elle n’avait pas encore fait son deuil. Cette lettre l’a probablement aidé à le faire, car écrire pour ceux qui ne sont plus répare. Une chose est sûre, sa lettre rend sa mère éternelle puisqu’à présent elle compte parmi le patrimoine de L’Encyclopédie des Migrants. Et plus encore, Marie-Léonie a milité pour les femmes de son pays utilisées comme des armes de guerre au Congo. A travers cet hommage à sa mère dans sa lettre, elle rend sans aucun doute hommage à ces femmes du Congo.
Qu’est-ce que l’encyclopédie des Migrants ?
L’Encyclopédie des Migrants est un projet porté par Paloma Fernandez Sobrino, directrice artistique de L’Âge de la Tortue, une structure artistique qui mélange les arts visuels et les arts vivants. C’est un projet à l’échelle micro-locale avec les habitants et les associations du quartier du Blosne et à l’échelle européenne. Il est né de la volonté de Paloma de raconter son ressenti sur son départ de l’Espagne et sa nouvelle vie en France, son installation, son intégration, ses premières impressions, le manque de son pays, mais aussi ce qu’elle rejette de son pays et qui sont les raisons qui l’ont probablement poussées à partir, sans oublier les difficultés à tout recommencer dans un nouveau pays.
Pour L’Encyclopédie des Migrants, Paloma et l’Âge de la Tortue sont partis en mission à la rencontre de différents publics dans les grandes villes de France pour recueillir des lettres qui racontent les histoires de migrations entre leur pays d’origine duquel ils sont déracinés et leur nouveau départ en France, pays dans lequel ils doivent créer de nouvelles racines. D’ailleurs, le titre peut être trompeur. Par “Encyclopédie”, Paloma ne pensait pas à L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert qui définissent chaque mot, chaque terme de manière détaillée et approfondie, tel un dictionnaire de connaissances poussées. Paloma faisait référence aux encyclopédies vendues en Espagne où on écrit des lettres. Tous ces témoignages créent une mémoire collective.
L’espoir que le soleil brillera à nouveau
Ce projet est né en 2006 et s’est conclu en 2018 : il s’est étalé sur 12 années. Au total, ces lettres ont été écrites en 74 langues différentes. Et 700 personnes ont travaillé sur L’Encyclopédie des Migrants qui a recueilli 400 témoignages. Les Archives Municipales ont donc en leur possession les textes originaux et leurs traductions en français. Et une version reliée en trois tomes est disponible aux Champs Libres. De même, elle est en exposition permanente au Musée national de l’histoire de l’immigration. Ce n’est pas tout, l’Encyclopédie des Migrants fait aussi l’objet de lectures régulières. Par exemple, les élèves du lycée Chateaubriand de Rennes en ont fait une lecture théâtralisée en 2018 à la MJC du Grand Cordel. Ils ont notamment donner vie aux lettres de Marie-Léonie et Manuel.
Inimaginable au lancement du projet, l’Encyclopédie des Migrants appartient à présent au patrimoine français. Elle représente un recueil de témoignages précieux et constitue la mémoire collective des migrants en France. Ces lettres redonnent de la noblesse aux migrations à la fois contraintes et choisies en évoquant les destinées de personnes courageuses qui quittent leur pays d’origine pour reconstruire une nouvelle vie ailleurs dans un pays libre et démocratique. Un portrait intime du courage de l’exil, de la douleur du déracinement, de la difficulté à s’intégrer, de l’amour sans frontières pour son pays d’origine et des proches restés sur place, mais aussi de la renaissance dans un pays libre comme la France. Chez les auteurs, au moment d’écrire leur lettre, il y a cet espoir que le soleil brillera à nouveau dans leur vie !